Mon travail se nourrit de nombreux savoirs et savoir-faire, détournant à son profit des techniques souvent simples et archaïques. Je pourrais être qualifiée de touche-à-tout, car ce qui me touche je vais le toucher au sens propre, en prélever l’empreinte ou le relief pour ensuite montrer et rendre compte dans une sorte de passage de témoin.

La plupart de mes toiles ne sont pas vraiment peintes selon les critères traditionnels, mais se plient à des méthodes de fabrication fragiles et empiriques. Cela peut-être des relevés par frottages de végétaux ou matières minérales, des photogrammes (empreintes de lumière) grâce à la technique ancienne du cyanotype, ou seulement des traces d’oxydation ou de brûlure. C’est parfois peindre sans y toucher, permettre à la nature de laisser sa marque, de faire matrice pour écrire sa propre histoire. Un travail de chercheuse qui s’en remet au temps et à la nature, où les cycles des saisons et celui des éléments, le soleil, l’air, la terre ou l’eau deviennent à la fois sujets et outils de fabrication.

Glaner, collecter, prélever, transcrire, assembler, tisser… Toutes ces pratiques artisanales ancrent mon travail dans un certain primitivisme, redonnant à l’Art son sens originel du ‘faire’, dans la création d’œuvres non discursives. A l’heure du numérique, de l’instantané et de la reproduction en série je propose une utilisation contemporaine de procédés atemporels. L’enjeu devient la matière elle-même, support de transcription. Ainsi les séries portent le plus souvent le nom des techniques servant leur fabrication : Empreintes, Entrelacs, Pliés-Dépliés, Drapés, etc…

Avec les empreintes végétales et les cyanotypes -relevés et révélés-, il s’agit d’accrocher la trace pour retenir la mémoire. La trace est de l’absence visible, elle fixe le présent dans un instantané de vie et donne à voir du toucher en créant l’abstraction picturale, de même que le photogramme saisit l’objet par la lumière, le révèle dans un temps qui lui est propre. Les événements façonnent une mémoire qui reste inscrite dans le patrimoine et la forme de l’objet et marque sa singularité, comme le coup de foudre dans l’écorce de l’arbre, le gel de la pierre. A en juger par tous ces accidents propres à chaque histoire, à chaque individu, on sent soudain combien les identités prennent du temps.

Tout en continuant mon chemin d’artiste naturaliste, je m’initie depuis quelques années au travail de gravures et monotypes en utilisant l’outil dédié au relevé de la trace, une presse, et prolonge ainsi mes recherches sur l’écriture végétale. Dans ce travail de mémoire, il est bien question d’impression au double sens du terme, ce qui reste après le passage d’une rotative sur la plaque encrée comme après celui du temps et de l’oubli.

Mais l’outil transversal qui infléchit chacune de mes créations reste le hasard lui-même. Car je chasse l’instant, glane l’aléa pour le sublimer, détourner les techniques. Dans une démarche très ludique et dadaïste, les accidents sont transformés en opportunités et les découvertes fortuites font émerger un répertoire de formes libres et improbables, écume du hasard.

Les mots et leurs jeux peuvent également être sources d’inspiration et de création comme pour la pièce TRACE-ECART qui confronte ces deux mots anacycliques liés par le sens, les pierres ‘Symboles’ qui transcrivent en volume l’étymologie même du terme, ou bien dans la série ‘Près du cœur’, des tracés sur papier millimétré de silhouettes de villes où se trouvent des êtres chers présentés comme des électrocardiogrammes, évocations froides et distantes de la douleur de l’absence.

Mon travail résonne encore plus fortement en ces temps incertains de crise et d’empêchement, et à l’aune de ce décentrage questionne l’éphémère du monde, nous rappelle l’absolue et dérisoire nécessité de l’art comme témoin.

IB, Septembre 2020


 

« Isabelle Barruol tient la chronique des signes qui, sur l’opacité du monde, font des lueurs patientes. » Pierre Lieutaghi, écrivain.


  • 1987 : Diplôme d’architecte (DPLG) à Montpellier sur le thème « Objet d’espaces », une approche des différentes échelles d’intervention.
  • 1985-91 : Création de mobilier au sein du groupe KAOS.
  • 1987-94 : Agence d’architecture F. Fontès (Chef de projets à Montpellier, puis chef d’agence à Toulouse).
  • 1994-98 : Collaboratrice dans diverses agences d’architecture.
  •  2003-05 : Conseillère artistique, association Design Pyrénées
  • Depuis 1998 : Artiste plasticienne indépendante à Toulouse.
  • Depuis 2016 : Initiation à la gravure en taille douce.

JE ME SOUVIENS

Ces souvenirs d’enfance anodins et fondateurs témoignent d’un regard capable d’abstraction accrochant la lumière et les rythmes, l’écriture fine de variations, la couleur cinétique. Un regard nourri du désir de la chose et de sa trace, qui tient l’objet fortement pour en garder la persistance, un désir de présent prêt à se démultiplier pour abolir les temps. J’y vois ce que je suis, ce que je fais.

Isabelle Barruol, 2015.


 

Je me souviens de la contemplation des grains de poussière dans un rai de lumière, de cet improbable grouillement de particules animées se déplaçant selon une logique d’elles seules connue, dans la pénombre immobile et moite d’un après-midi d’été.

Je me souviens de la volupté d’être dans une benne remplie de grains de blé, des membres qui s’enfoncent dans l’odeur de soleil et de terre, et des jets de grains dont nous aspergions le ciel.

Je me souviens du nuage de petits papillons bleus autour de la sortie des eaux usées dans l’arrière-cour de la ferme où nous passions l’été, de l’odeur mêlée de bergerie et de lessive.

Je me souviens avoir souvent observé sur mon corps la répartition des grains de beauté, et d’y avoir vu des formes géométriques ou abstraites, parfois même des constellations.

Je me souviens du vent dans les blés, du spectacle fascinant de ces vagues fauves qui déferlent irrégulièrement dans des effets moirés de chevelure terrestre, de cet envoûtement propre à la contemplation de n’importe quelle mer.

Je me souviens des petits dessins au doigt sur des carreaux embués et du trop plein d’ennui de ces moments-là.

Je me souviens des papiers buvard rose ou gris, maculés de tâches et de graphisme flous, inversés, superposés, à l’encre bleue d’écolier.

Je me souviens, pour passer le temps en voiture, du truc de fermer les yeux sur une route bordée de platanes pour saisir la psychédélique alternance rouge/noir au travers des paupières.

Je me souviens, par une nuit d’été, du spectacle incandescent d’une haie criblée de petits points de lumière, en réalité des centaines de lucioles.

Extraits d’un Je me souviens, écrit à la manière de Georges Pérec. Isabelle Barruol, 2002